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Translated and adapted by Jean-Yves Poirier
This article is also available in English
Foreword
One man above all has kept the memory and achievements of the French pioneer of modern catamarans, Eric de Bisschop, alive. This is James Wharram, who in 1944, at the age of 16 bought the English translation of Eric de Bisschop’s book ‘The voyage of the Kaimiloa’ (published in English in 1940).
The voyage of the KonTiki raft, in 1948, to prove the theory of the settlement of the Central Pacific islands from South America (East-to-West theory), achieved worldwide fame for Thor Heyerdahl.
In contrast, because of the post war political situation in France, Eric de Bisschop’s pioneering voyage from Hawaii to France on ‘Kaimiloa’ in 1937-39, proving the seaworthiness of the raft stable double canoe, was forgotten.
James Wharram, with his cherished book ‘The voyage of the Kaimiloa’ took up the banner of Eric de Bisschop and between 1954 and 1959, in two pioneering double canoe voyages across the Atlantic, confirmed that Eric de Bisschop was correct in his assumption that the ancient Pacific raft-stable double canoe enabled ancient Pacific migrations to have been made from West to East out of SE Asia.
The following ‘first’ major article about Eric de Bisschop was written by James Wharram in 2004 for the French yacht magazine Chasse Marée. Unfortunately is was never published in France, but was printed (without permission) in the Newsletter of the Junkrig Association in August 2005.
In February and March 2012, another French yacht magazine, Voiles & Voiliers, were the first to publish two in-depth articles on the voyages of Eric de Bisschop, which shows that the yachting public is finally becoming aware of the pioneering sailing achievements of this long forgotten French sailing hero.
Voiles & Voiliers acknowledge James Wharram as the man who followed in Eric de Bisschop’s wake and as a result became a leading designer of present-day catamarans.
As advocate of Eric de Bisschop, in 2007 Wharram protested at the publication of the book ‘Vaka Moana’ in New Zealand, that destructively minimised Eric de Bisschop’s achievements in Pacific migration studies. Then in April 2008, in a paper given by James Wharram at a Marine Archaeological Conference at the KonTiki Museum in Oslo, he was at last able to establish the pre-eminence of Eric de Bisschop in Pacific maritime studies.
For more than 70 years Eric de Bisschop’s sailing achievements have stayed in the shadows. It is time everyone with an interest in the history of multihulls knows more about him.
Eric De Bisschop
Très peu de Français connaissent aujourd’hui le nom d’Eric de Bisschop. Il s’agit pourtant d’un homme qui, dès la fin des années 30, a prouvé que Thor Heyerdahl se trompait, avant même que ce dernier n’ait eu l’idée d’entreprendre son fameux voyage en radeau !
Un homme, as de l’aviation de la Première Guerre Mondiale durant laquelle il reçut la Croix de guerre, qui fut jeté en prison par les Japonais pour espionnage et le fut ensuite par les Américains comme traître à la solde des Japonais ! Un pionnier dont les compagnons, hommes et femmes, lui étaient entièrement dévoués mais que ses ennemis contribuèrent à évacuer de l’Histoire.
Les navigateurs français les plus célèbres sont presque toujours des personnalités atypiques et difficiles, poussées par des exigences philosophiques profondes, liées à leur perception personnelle de la mer. En devenant le tout premier marin du 20 ème siècle à s’aventurer en haute mer à bord d’un catamaran, Eric de Bisschop est l’un des premiers représentants de cette famille. Tous les multicoques modernes descendent de son Kaimiloa de 11,40 m. Moi-même inspiré par Eric, je fus, dans les années 50, le premier Européen à réussir le tour de l’Atlantique à bord d’un multicoque. Tout comme à son époque, dans les années 30, on me répétait dans chaque port qu’une pirogue double « ne pourrait remonter au vent, que les vagues balaieraient les ponts et mettraient le bateau en pièces… » Pour me donner le courage de continuer, il me suffisait de relire son livre « Le Voyage de Kaimiloa »
Publié en 1940 en Grande Bretagne, j’en ai acheté un exemplaire en 1944. J’avais seize ans. Rédigé d’une plume simple et descriptive, ce livre était le fruit d’une conscience. Il commence au moment où, victime d’une inanition sévère, Eric est allongé sur le lit d’une léproserie à Hawaï. En toute modestie, il explique ensuite comment il en est arrivé là et consacre les huit premières pages à raconter ses deux incroyables voyages qui débutèrent dans la ville chinoise de Shanghaï. Le premier s’est fait à bord d’une jonque de 40T et 18 m environ. Construite de ses mains, elle lui permit de remonter le Yang Tze sur mille kilomètres avant de couler au large de Taïwan, victime d’un violent typhon.
Accompagné par son fidèle ami et équipier permanent, le Breton Tatibouet, il revint en Chine continentale et construisit en moins de trois mois une jonque plus petite (12 m environ) Fou Po II. Sur son lit d’hôpital, Eric raconte comment il visita avec son ami les Philippines, les Antilles orientales néerlandaises, le Nord de l’Australie, la Papouasie Nouvelle Guinée, la Mélanésie et l‘atoll de Jaluit dans les îles Marshall, étudiant les courants marins et les routes de migration potentielles des premiers colons des îles du Pacifique central. A l’époque, le Japon militariste contrôlait étroitement cette zone. Ne connaissant rien aux célébrités de la voile occidentale, le gouverneur de Jaluit jeta tout l’équipage de Fou Po II en prison, ce qui, en ces lieux, signifiait généralement une mort lente et pénible… De Bisschop réussit toutefois à prouver qu’ils n’étaient pas des espions et, une fois libéré, à reprendre la route pour Hawaï, un trajet de 25 000 milles contre les alizés et les courants dominants. Déjà important en lui-même, le périple s’est encore rallongé du fait qu’Eric était déterminé à étudier à fond les courants océaniques. Trois mois plus tard, la puanteur qui s’échappait de la cambuse révéla que, durant la fouille du bateau, les Japonais avaient ouvert leurs conserves et contribué à la perte de toutes leurs réserves. Un mois de privations plus tard, ils finirent par atteindre Hawaï. Après avoir mouillé devant la léproserie de Kalaupapa, ils y reçurent les premiers soins.Fou Po IIIl faut se rappeler qu’au début des années 30, une infime minorité d’occidentaux s’était aventurée sur les mers à bord de petites embarcations et personne ne s’y était risqué sur une embarcation exotique, comme une jonque. Les 10 000 milles d’Océan Pacifique déjà parcourus auraient dû leur valoir une considération certaine, mais l’histoire des héros est consubstantielle à la culture qui les accueille. Un héros ne survit à une épreuve que pour en affronter une pire encore… Eric était encore alité lorsqu’il se rendit compte que le personnel médical semblait triste et abattu. Tatibouet rentra brusquement dans sa chambre et le prit dans ses bras. Fou Po II avait rompu ses amarres durant la tempête de la nuit, avant de se fracasser et de disparaître sur des rochers.
Eric perdit connaissance puis un missionnaire vint le réconforter, avant que Tatibouet ne lui offrit son aide pour reconstruire une nouvelle jonque. « Non, mon bon Tati, pas une jonque cette fois ci ; nous allons fabriquer une pirogue double, la même que celle utilisée autrefois par les Polynésiens pour parcourir le Pacifique » Une fois rétablis, ils partirent pour Honolulu où une foule d’Américains les accueillirent. Au cours de l’année passée à concevoir et réaliser Kaimiloa, un catamaran de 11,40 m, Eric fit la connaissance d’une beauté hawaïenne, Papaleaiaina, descendante du dernier souverain de Hawaï, Kamehameha, et tomba éperdument amoureux. Une histoire follement romantique !
50 ans plus tard, je traversai l’Atlantique en compagnie de deux jeunes créatures mais les derniers chapitres de son livre m’ont plutôt frustré car je ne me sentais pas vraiment concerné par son histoire d’amour. Je voulais tout savoir du premier catamaran de croisière moderne et pas grand chose de ses réflexions philosophiques. Avec le recul, je réalise aujourd’hui que ses descriptions étaient moins liées au bateau qu’aux conflits qui l’opposaient aux « orthodoxes » du musée Bernice P. Bishop de Hawaï. L’anthropologie, l’archéologie, l’ethnologie et les sciences humaines en général n’en étaient encore à l’époque qu’à leurs prémices. Les « nouvelles » personnalités scientifiques influentes n’étaient pas très sûrs d’elles et s’opposaient très souvent aux théories venues du monde extérieur au leur. L’un des enjeux importants avait trait à l’origine des populations des îles du centre du Pacifique. Comment y étaient-elles parvenues ? Comme elles ne pouvaient être arrivées à pied, ce ne pouvait être que par bateau, mais, s’ils provenaient de l’Est asiatique, la route maritime directe impliquait d’avoir à parcourir des milliers de milles contre les vents et les courants, ce qu’Eric et Tati venaient de prouver à bord de Fou Po II.
Lors des grandes découvertes du 18 ème siècle, les explorateurs européens considéraient comme acquis le fait que les pirogues doubles ou à balanciers étaient des navires de haute mer. Deux siècles plus tard, sous l’influence des missionnaires et de l’administration coloniale, ces bateaux étaient soudain devenus « incapables de remonter au vent et d’affronter les vagues. » Eric de Bisschop révèle qu’il avait sur ces querelles de chapelle l’effet d’une tornade dévastatrice.
Kaimiloa coque tribord Durant ses conférences, il déclarait : « J’ai simplement passé 3 années à naviguer depuis le sud-est asiatique vers Hawaï, afin d’étudier les vents et les courants océaniques. » Ce faisant, il prouvait aussi qu’un voilier exotique pouvait remonter au vent et affronter le mauvais temps. Ce fut d’ailleurs la raison pour laquelle la Société Française de Géographie apporta des fonds pour construire Kaimiloa. Dans le même temps, Eric se moqua des maquettes exposées au musée Bishop, les traitant de « modèles pittoresques fabriqués pour le plaisir du touriste curieux » Il ne semblait pas s’être rendu compte que cette remarque lui avait valu de nombreux ennemis, désireux de l’évincer au plus vite de l’histoire de la voile. De nos jours, il est facile de comprendre pourquoi l’amour et le soutien de Papaleaiaina signifiait tout pour lui : elle était l’incarnation du Pacifique des temps anciens.
Le 11 octobre 1936, Kaimiloa fit des premiers essais concluants. Les gouvernes chinoises donnaient un parfait contrôle du navire, les voiles de jonque et leurs lattes de bambou apportant la puissance de propulsion. Cette combinaison améliorait la stabilité de route qui demeurait, à juste titre, un point important aux yeux d’Eric. Il partageait l’avis de Joshua Slocum pour qui une petite unité transocéanique devait être équilibrée sous voiles, avec des gouvernes et une carène favorisant le pilotage automatique. Pour finir, Eric testa le bateau sur les mers courtes de la pointe Koko où les deux coques assemblées en radeau passaient les vagues « en souplesse et en harmonie » Tout se présentait bien…Dès sa mise à l’eau, Kaimiloa ne manquait pas d’éléganceLa seconde sortie, un mois plus tard, fut en revanche un désastre absolu. Eric avait prévu de contourner l’île d’Oahu par l’Ouest, jusqu’à l’extrémité nord, avant de naviguer au Sud-est pour compléter le tour. La première journée se passa sans incident mais, au moment d’arrondir la pointe de l’île, ils rencontrèrent de forts vents contraires, une mer courte et de gros ennuis ! Tous les navigateurs finissent par commettre des erreurs, même les plus grands. Eric n’avait pas calfaté correctement les ponts avant, constamment balayés par les paquets de mer. L’eau qui s’infiltrait par les coutures s’accumulait dans les compartiments avant, enfonçant les étraves encore davantage, et finit par envahir la cabine en passant par-dessus les cloisons. La solution, que seul un marin de jonque chinoise pouvait connaître, consista à percer des trous d’évacuation dans le bordé, au niveau des étraves, plutôt que de la laisser envahir la zone de vie. Après trois jours de lutte contre les éléments, le long de la côte au vent, Tati en eut assez des idées d’Eric. Il jeta son écope et dit : « Laissons le couler » Dans la discussion d’homme à homme qui suivit, Eric consentit à abandonner son étude des courants marins et accepta de rentrer directement en France. Tati recommença à écoper dans la joie, Eric réalisant qu’en attendant la période favorable pour mettre le cap au Sud, il pouvait encore passer quelque temps en amoureux avec Papaleaiaina.
Eric avait prévu de quitter discrètement Hawaï, le 7 mars 1937, mais la presse américaine, très intéressée par son idylle, eut vent de sa décision. Des centaines de badauds se pressèrent ainsi sur les quais pour lui souhaiter un bon voyage. Sans la moindre autorisation officielle, Eric hissa néanmoins le drapeau français. 2600 milles de mer libre attendaient l’équipage avant d’atteindre la première escale prévue, Futuna. Tati bondit soudain sur le pont et cria : « Capitaine, capitaine, nous avons une voie d’eau, nous coulons ! » Le problème était du même ordre que celui qui s’était posé quatre mois plus tôt sur les ponts avant. Eric prétexta que, durant le calfatage, il était constamment dérangé par les curieux, mais je ne le crois pas. Il faisait tout simplement partie des skippers peu concernés par des incidents qu’ils jugeaient mineurs. David Lewis était de cette trempe. Durant toute la première semaine, des grains s’abattaient sur Kaimiloa qui filait, toutes voiles dehors à près de 7 nœuds, tout en prenant l’eau.
Sous grand voile arisée, la vitesse tombait à 3 ou 4 nœuds mais il ne fuyait plus. Lorsqu’un grain arrivait, l’équipage se contentait de réduire la voilure en quelques minutes. La routine qu’Eric aimait tant finit par s’installer à bord : « rien à faire en dehors de lire, travailler et rêver. » Un coup d’œil sur la carte permet de voir que l’équipage réalisait un voyage mémorable, à l’aide d’un « bon sextant et d’un mauvais chronomètre » en direction d’un atoll appelé Swains Island et situé au Sud de l’Equateur. Ils aperçurent ensuite les sommets dominant les Samoa puis l’île isolée de Futuna sur laquelle ils débarquèrent le 14 avril 1937, soit 38 jours après avoir quitté Hawaï. Eric ne passa que onze jours sur place mais il consacre un chapitre entier de son livre à parler de Futuna et des ses habitants. A cette époque, converser à une personne âgée d’une soixantaine d’années permettait d’en savoir plus sur la génération précédente. Née vers le milieu du dix-neuvième siècle, celle ci incarnait les anciens Polynésiens et il est fort dommage qu’il ne nous ait pas fait part de ses observations ethnologiques dans un autre ouvrage.Ils quittèrent Futuna le 25 avril, suivant une route proche de celle du fameux capitaine Bligh, de la Bounty. Le 11 mai, ils se trouvaient entre Santa Cruz et les îles Banks, à proximité de Tikopia où soixante ans plus tard, j’étudiai moi-même les anciennes embarcations traditionnelles. 4 semaines après leur départ, Eric et Tati approchaient du Détroit de Torres, entre le Nord de l’Australie et la Nouvelle Guinée, un passage qui marque la limite entre le Pacifique et l’Océan Indien et qui impose de franchir la Grande barrière de Corail.
Aujourd’hui, on ne franchit les quelques passes bordées d’énormes rouleaux qu’à l’aide de bonnes cartes, d’un GPS et d’un puissant moteur auxiliaire. Eric ne disposait que d’un chronomètre faussé qui rendait sa navigation astronomique peu précise et d’une vieille carte peu détaillée. Il avait néanmoins prévu de retrouver le passage de Bligh qu’il avait déjà emprunté à bord de Fou Po II. A quarante milles au sud de ce passage, ils aperçurent Murray Island derrière une ligne de brisants. Plutôt que de chercher le chenal, ils attendirent une accalmie entre les trains de vagues et risquèrent le tout pour le tout en passant par dessus le récif ! Un quillard se serait échoué mais pas Kaimiloa qui ne calait qu’un mètre de tirant d’eau. Les premiers brisants franchis, l’équipage passa 6 jours d’angoisse sur les haut-fonds de la Grande Barrière avant de retrouver enfin de l’eau libre et traverser l’océan jusqu’à Bali.
A l’époque sous domination hollandaise, Bali restait un royaume libre hindou, célèbre pour ses femmes sublimes et leurs seins nus. Mais il y avait aussi de superbes pirogues à balancier… Par de nombreux aspects, Bali ressemblait à la Polynésie d’avant les missionnaires, un paradis pour étudier l’ethnographie et l’anthropologie ou juste passer du bon temps ! A l’image d’Ulysse repoussant les sirènes, Eric s’empressa de quitter Bali pour Surabaya Sur où des lettres de Papaleaiaina l’attendaient. L’escale fut courte mais il trouva le temps de commenter quelques voiliers et certains traits de la population, en réponse aux arguties des « orthodoxes » du musée Bishop.
Le 2 juillet 1937, Eric nota : « Nous pénétrons dans l’immensité de l’Océan Indien. Les pics de Java ont maintenant disparu derrière l’horizon. Trois mille milles nous attendent. Courageux petit Kaimiloa, c’est à toi de jouer maintenant. » Eric maintenait le cap au O-So, en direction de La Réunion, au large de Madagascar, puis du Cap en Afrique du Sud, soit un trajet sans escale de presque 6000 milles. De cette équipée de pionnier, Eric rapporte ses rencontres avec les baleines, ses pensées politiques et la préparation des repas. Il affirme ne s’être jamais ennuyé, avec des moyennes journalières de 150 à 165 milles, semblables à celles d’un monocoque. Il note à l’occasion : « Pas mal pour une petite pirogue double mal fichue, enfant illégitime, sans papiers et décrié dès sa conception. » Comme expliqué plus loin, Kaimiloa était construit comme une forteresse. Dans l’esprit d’Eric, seule comptait la survie, pas la vitesse. En revanche, j’avoue ne pas comprendre le snobisme français vis à vis de l’immatriculation, car l’absence de papiers pour un bateau ne signifie rien pour un Britannique ! Le 18 août, soit 7 semaines après avoir quitté l’Indonésie, ils se trouvaient à 30 milles à l’Est de Port Elizabeth. Pour arrondir le Cap et entrer dans l’Atlantique, 500 milles d’une navigation très dure les attendaient. Sous ces latitudes, le mois d’août correspond à la période hivernale, aussi Eric préféra faire route au Sud afin de s’écarter de la côte. Deux jours durant Kaimiloa dut affronter la tempête. L’étai cassa, de même que l’une des barres qui laissa battre le lourd gouvernail. Ils essayèrent l’ancre flottante achetée à Tahiti mais elle s’avéra inefficace. Ils hissèrent ensuite une petite voile triangulaire à l’arrière qui permit enfin de stabiliser le bateau. Ils estimaient leur position à 130 milles au sud du cap Agulhas. Au 5 ème jour, la tempête cessa mais la construction de Kaimiloa venait de faire la preuve de sa robustesse. Ils en profitèrent pour réparer les dégâts et sécher leurs affaires avant de se diriger vers Le Cap. Le 27 août, ils entraient dans l’Atlantique et, le 12 septembre, ils entamèrent le voyage de retour, 6500 milles jusqu’à Tanger, aux portes de la Méditerranée.
Une semaine plus tard, Eric écrivait : « Quelle merveilleuse navigation ! Sur un bateau comme Kaimiloa, il n’y a rien à faire, si ce n’est bricoler quand bon vous semble. » Suivant la tradition, ils firent escale dans les îles de Ste Hélène, d’Ascension et du Cap Vert. Dans ces conditions rêvées, Eric explique les différences émotionnelles qui le distingue de son compère, après toutes les tensions accumulées au fil de longues années de navigation en commun. Eric avait prévu de s’arrêter à Madère mais des vents d’Est l’en empêchèrent et ils s’orientèrent vers les Açores. Le 30 décembre 1937, faute de pouvoir atteindre Setubal pour cause de vents contraires, Eric prit la décision de mettre le cap sur Tanger. Assoiffés, affamés, à court de vivres et d’eau (deux seaux de grêlons récupérés sous un orage leur permirent de continuer) de pétrole et de cigarettes, Eric et Tati poursuivirent courageusement leur route et atteignirent Tanger le 4 janvier 1938, soit 3 mois et demi sans escale, 15 mois depuis leur départ de Hawaï et 19 000 milles parcourus sur trois océans. Ils se reposèrent 4 mois chez un ami d’Eric, François Pierrefeu, lui aussi ancien combattant de la Grande Guerre. Eric profita de la présence de Papaleaiaina qui l’avait rejoint et poursuivit l’écriture de son livre.
Kamiloa CannesLe 14 mai 1938, Kaimiloa se dirigea vers les eaux françaises de Marseille, Toulon et Cannes où les navires français saluèrent son arrivée avec tous les honneurs. Une réception officielle et les journalistes d’un grand quotidien les attendaient. Le maréchal Pétain y alla de son télégramme disant : « Bravo Eric, je suis fier de vous. » En 1939, Eric de Bisschop avait, en compagnie de Tatibouet, le statut de héros national.
Kaimiloa CannesMais en 1949, une guerre mondiale et 10 années plus tard, il était entièrement retombé dans l’oubli. La même année des Français construisirent un cata en acier de 13,80 m, Copula, qui fit une transatlantique détestable et finit à l’abandon. Dans son ouvrage « Le voyage de Copula », Jean Filloux mentionne brièvement l’expédition légendaire du Kaimiloa.En 1947, Thor Heyerdahl avait fait sensation en ralliant les Tuamotus depuis le Pérou à bord d’un radeau de balsa, le Kon Tiki, afin de prouver la validité de ses théories. D’après lui, la Polynésie centrale a été colonisée, grâce à des vents et des courants favorables, depuis les côtes de l’Amérique du Sud. En toile de fond de cette hypothèse, on présumait la pirogue double traditionnelle incapable de s’élever au vent depuis le sud-est asiatique et de résister à la haute mer. Aucun membre du musée Bishop n’est venu contredire Heyerdahl et lui préciser que dix ans plus tôt, deux français avaient parcouru plus de 19 000 milles en catamaran !Le premier catamaran américain de croisière hauturière a été construit à Hawaï par Woody Brown et Rudy Choy que j’ai rencontré en 1992. Avec une carène nettement inspirée des pirogues micronésiennes, ils firent l’aller-retour entre Hawaï et Los Angeles. Connaissant et admirant Eric, il me dit que Papaleaiaina était toujours en vie, quelque part dans l’archipel., mais je n’eus malheureusement pas le temps de lui rendre visite. Inspiré dès l’âge de 16 ans par « Le voyage de Kaimiloa » et atteint par la même soif de connaissance des multicoques du Pacifique qu’Eric, j’ai construit en 1954 le premier catamaran transocéanique de Grande Bretagne, Tangaroa qui ne mesurait que 7,16 m. Puis je traversai l’Atlantique en 1956, en compagnie de deux jeunes allemandes. Alors que je luttais sur l’océan, j’ignorais qu’au même moment Eric de Bisschop naviguait sur un radeau de bambou, Tahiti Nui, entre Tahiti et les côtes péruviennes. Victime de terribles tempêtes, le radeau fut endommagé puis détruit par le navire des garde-côtes chiliens venus le secourir. Un an plus tard, mon ami Bernard Moitessier m’aida à construire un cata de 12 m de long, Rongo, qui fut le tout premier à traverser l’Atlantique nord. Dans le même temps, Eric l’indomptable affrontait les vagues du Pacifique sur son nouveau Tahiti Nui II. Au bout de 4 mois, il commença à sombrer, ce qui obligea l’équipage à en construire un autre plus petit, Tahiti Nui III, à partir des éléments encore flottants du précédent !Alors âgé de 67 ans, Eric sentait ses forces l’abandonner. 15 jours plus tard, Tahiti Nui III s’échouait de nuit sur les récifs de Raka Hanga , un atoll des îles Cook du Nord. Soutenu par ses équipiers, Eric souriait, avant d’être emporté par les vagues. Il fut récupéré inconscient et mourut le lendemain. Il souriait toujours.
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’appris la raison de l’oubli dans lequel de Bisschop avait été maintenu : le télégramme du maréchal Pétain lui permit d’obtenir le poste de consul du gouvernement de Vichy à Hawaï, une fonction embarrassante dans l’immédiat après-guerre… Mais je crois qu’il est temps aujourd’hui de réhabiliter ce grand navigateur qui a tant contribué à tourner les plus belles pages de l’histoire de la navigation contemporaine.
Architecture et construction de Kaimiloa
Aucun plan de Kaimiloa n’a jamais été publié et, à l’exception de quelques mauvaises photos, l’ouvrage d’Eric ne comporte que peu de références à la conception et à la construction du bateau :
« Quelle forme vais-je donner aux coques ? Je réalise instinctivement pourquoi les embarcations polynésiennes comme celles de nombreuses îles aujourd’hui ont adopté cette forme en demi-lune, évidemment aussi fines que possible pour résister à la dérive mais avec des lignes d’eau augmentant le déplacement…
“…Cela ne semble pas si stupide de préserver le mode de construction des Polynésiens qui partaient d’un fond monoxyle, ajoutant, afin d’augmenter le franc-bord, autant de planches de bordé que nécessaire. J’ai laissé tomber la quille traditionnelle pour une poutre épaisse sculptée à la forme et sur laquelle nous avons cloué le bordé. »
Il existe d’autres notes concernant l’assemblage des coques, des gouvernails et du gréement mais elles manquent toutes de précision. En étudiant de près quelques petites photos et en croisant les informations données par des croquis du gréement et du gouvernail des jonques chinoises, j’ai pu redessiner un modèle crédible de Kaimiloa. Eric fait mention des observations des premiers explorateurs européens du 19 ème siècle. L’un d’entre eux fut l’Amiral Paris qui, en 1840, fit construire la maquette d’une pirogue de voyage, actuellement exposée au Louvre. En 1936, une autre maquette se trouvait au musée Bishop de Hawaï.
Kaimiloa présente de fortes similarités avec la pirogue double des Tuamotu ainsi que je l’ai constaté en comparant mes croquis avec ceux de l’Amiral. Les sections et le profil sont pratiquement identiques, la longue cabine épousant les mêmes proportions.
Coïncidence troublante, le musée Bishop a, cette même année 1936, publié l’ouvrage de référence « Canoes of Oceania » de Haddon et Hornell qui contient, entre autres, les croquis de Paris, avec maquettes et descriptions. Rien n’interdit de penser qu’Eric ait consulté ces documents, un détail qu’il omet de préciser, pour les raisons politiques que l’on sait, dans son propre livre
Familier des gréement et gouvernes chinois, Eric les a choisis pour leur excellente adaptation à la manœuvre en équipage réduit, en lieu et place des systèmes polynésiens mais le succès du voyage de Kaimiloa reste un hommage indiscutable au savoir-faire ancestral des peuples du Pacifique.